Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Polaire Ferroviaire

3 mai 2020

La nuit du carrefour

Même si La nuit du carrefour est un film inabouti, il contient nombre d'éléments incontournables pour qui s'intéresse au réalisme noir  :

  • une quête de l'"atmosphère simenonienne",
  • des recherches visuelles sur la brume et la nuit,
  • une expérimentation audiovisuelle dans le cadre du garage, décor réel et en prise de son directe.
  • une course-poursuite en caméra subjective...

Simenon a souscrit au projet, c'est sa première adaptation cinématographique. Or, l'on sait à quel point justement l '"atmosphère" est inséparable de son univers et de sa conception du crime.

C'est pour cela que le film est incontounable.

Des expériences de cinéma

Jean Renoir a, pour reconstituer l' "atmosphère simenonnienne" (ainsi qu'il le déclare dans ses Entretiens et propos), choisi un carrefour dans le bourg d'Avrainville, dans la campagne parisienne. Les maisons qui le bordent sont idéalement désolées et laides, l'une d'elles comprend un garage. Il y a établi sa troupe qu'il fait tourner dans des décors et des conditions réelles, les faisant dormir à la dure et les réveillant la nuit. Ce sont ces décors réels, ce son réel, qu'il filme, cherchant à les retranscrire au plus près plutôt que de les reconstituer en studio et en post-production.

 

Et il veut que les acteurs éprouvent le même malheur poisseux que les personnages de Simenon.
Les acteurs cherchent le phrasé de leurs personnages drogués. Cela donne un jeu étrange. Leur phrasé est vague, suspendu, avec parfois de longs silences déroutants. Cela ne sonne pas juste...mais après tout, la représentation des drogués ou des psychotiques de nos jours n'est pas plus réaliste, c'est juste une nouvelle représentation...Mais on perd le fil de leurs conversations, qui atteignent un absurde à la Beckett.


C'est aussi par l'image que Jean Renoir tente de reconstituer l'atmosphère simenonienne. Elle est grise, elle est noire, elle est nocturne, elle est brumeuse. Il y a quelques magnifiques images de brouillards. La manière de filmer la course-poursuite est audacieuse. Le réalisateur a tenté de reconstituer la sensation et la réalité de la course-poursuite. Mais elle n'est pas forcément réussie. La photographie est tellement sombre qu'on n'y voit rien. Et l'image de la poursuite est trop chaotique.


C'est aussi la réalité du garage qu'il a tenté d'exprimer. Les acteurs s'y déplacent et y parlent comme le feraient les personnages naturellement, sans considération pour les commodités de la prise de vue et de la prise de son. Le protagoniste Maigret évolue en fond de champ, et tout un fatras en avant-plan distrait de son action. On l'entend mal, il y a des bruits parasites. Là aussi, une expérimentation osée, mais au détriment de la qualité technique (le matériel aujourd'hui aurait permis d'allier les deux).

Un travail bâclé

Bref, Jean Renoir a osé beaucoup de choses. Mais le travail est inachevé. Je pensais d'abord que c'était parce qu'il était encore inexpérimenté. Mais non : il tournait depuis 1924, et a sorti La Chienne et Boudu sauvé des eaux quasiment en même temps. D'ailleurs, quand on voit la date de ces films, on comprend. En réalité, il a couru trois lièvres à la fois, et alors qu'il a traité sérieusement les deux autres films, il a fait celui-ci une oeuvre bâclée, entre copains. Le tournage a été express. Les acteurs ne répétaient pas assez, et Pierre Renoir arrivait même ivre sur le plateau. L'intrigue est incohérente. Des bobines ont été perdues, la rendant encore plus incohérente. C'est bien dommage, car nombre d'éléments auraient pu servir de modèles à de futurs réalisateurs de films noirs.

Publicité
Publicité
1 mai 2020

Atmosphère, psychologie, déterminisme - Partie 2

562px-Caspar_David_Friedrich_-_Wanderer_above_the_sea_of_fog

 

Les assertions des critiques au sujet d’un effet de l’atmosphère sur la psychologie humaine peuvent sembler curieuses (mais après tout, pourquoi pas, il y a bien eu nombre de films dont le ressort psychologique est le complexe d’Oedipe...).  Pourtant, elles étaient dans l’air du temps.

Des psychiatres comme Ludwig Binswanger, Erwin Straus ou encore Eugène Minkowski ont même théorisé "l'atmosphère" dans les années 20. Ils voulaient créer une psychologie intégrative, qui plaçait le soin des troubles mentaux dans une recherche plus large sur le sens de la vie, et qui associait psychique et somatique, corps humain et environnement. Ils s’appuyaient pour cela à la fois  sur la philosophie phénoménologique héritée de Kierkegaard et la psychanalyse freudienne. Pour tous, il existait un espace sensitif constitué d’ atmosphères qui enveloppent et de sentiments qui traversent l'être humain. Un bon rapport au monde garantissait un esprit sain, et même une grande acuité à celui-ci était le socle de l'intuition. Mais un rapport trop proche ou trop distant provoquait la psychose. C'est bien évidemment ce dernier aspect, riche en promesse de personnages tourmentés, qui nous est cher.

Pour Minkowski, la psychose était alors un mode de réaction à l’extérieur. Il existait deux excès pathologiques opposés : la syntonie et la schizoïdie. La première, qui était la trop grande adhésion aux changements des éléments extérieurs, provoquait le trouble maniaco-dépressif, tandis que la seconde, qui était une indifférence, provoquait la schizophrénie.

 

Pour Binswanger, être trop proche de l’atmosphère du monde, sans possibilité de mise à distance, de réflexion dessus et d’action, pouvait rendre fou. Il parlait  d’ “atmosphérisation du monde”, avec un risque de sombrer dans un délire où tout devient menaçant. Pour lui, le trouble bipolaire était plutôt une indifférence au contexte, avec des sautes d’humeur détachées de l'extérieur.

 

Nous verrons dans un prochain article à quel point les créateurs d’un “film d’atmosphère” adhéraient à ces thèses (je parle de réalisateurs au sens large, c’est-à-dire réalisateurs, scénaristes, mais aussi auteurs d’oeuvres adaptées).

 

Pour écrire cet article, je me suis basée sur "Petite archéologie de la notion d'ambiance" de Jean-Pierre Thibaud, paru dans la revue Communications n°90.

 

20 avril 2020

Atmosphère, psychologie, déterminisme - Partie 1

Il est impossible de comprendre le fatalisme qui baigne les films du réalisme poétique sans discerner les théories psychologiques qui le sous-tendent. En réalité, nous allons le voir, il s'agit aussi d'un déterminisme : le milieu naturel, social, technique a une influence délétère sur le héros; il instaure un climat de violence. Et le cinéma réussi rend ce climat par des moyens proprement cinématographiques. Voici ce qu'en disaient alors les critiques.

 

Le cinéma d'atmosphère est un cinéma de personnages exaltés, malades dans des environnements qui rendent fou. Un critique souligne la réussite de La Glu où “le paysage explique les êtres en raison d’une conformité native ou élective dont les moins instinctifs des hommes ne peuvent s’affranchir”.  Et ces films s’appuient sur des cadres qui évoquent, et même provoquent, chez le spectateur au moins une mélancolie. Ainsi, en 1938, Lucienne Escoube souligne la mélancolie des ports et les désirs avortés de départ qu’ils suscitent dans “Climats du cinéma - Aux Carrefours de l’Aventure”. Le milieu maritime y est surreprésenté (par contre, ce n’est pas le cas du milieu ferroviaire). En fait, on peut même voir un cercle d’influence. Les lieux propices à l’excitation sont cinégéniques, et on tâche de les rendre de la manière la plus esthétique possible, ainsi que l’exprime l’article “Les ambiances photogéniques : du Saloon-Bar au cabaret à matelots”. Tout le génie du réalisateur est de trouver des moyens visuels et sonores de rendre ce désordre des sens. Plusieurs critiques se sont penchés sur le film The Showdown de Victor Schertzinger, dont l’idée principale est l’ébranlement suscité par le climat tropical, mais pour lequel le réalisateur a échoué à l’exprimer par des moyens autres que le jeu des acteurs.

Louis Delluc ne dit pas autre chose quand il exprime son admiration pour les films suédois dans le n°2 de Cinéa  : “Nous avons aimé chez les Suédois leur sens de l’intimité, de l’âme, de la pensée, de toute la vie intérieure. Une atmosphère nuancée et profonde rend le scénario presque inutile.Vivre avec des gens et les connaître, quelle impression! Et comme les voilà soudain stylisés parce que nous sentons (autrement que par des actes) leur pensée ! L’image animée devient autre chose que de l’imagerie. La psychologie la plus simple, la plus souple, la plus vivante et naturelle se développe devant nous et envahit nos yeux d’abord.

C’est peut-être aussi pour cela que bon nombre de critique parlent du jeu des acteurs, qui doivent rendre cette folie, insistant sur leurs talents dans la tragédie ou dans le naturel (mais il ne faut pas sur-interpréter, il est aussi naturel d’en parler pour un art qui est issu du théâtre). 

 

Bien entendu, cette théorie psychologique ne sort pas de nulle part.  Elle a été émise notamment par des psychologues de la fin du 19ème siècle tels que Ludwig Binswanger, Erwin Straus et Eugène Minkowski, ce dont nous parlerons dans la Partie 2. Et, bien entendu, elle a eu une influence sur le cinéma, puisque des gens de cinéma y ont adhéré, mais aussi les auteurs dont ils se sont inspirés (ce que nous verrons dans la Partie 3)

14 avril 2020

"Le dernier tournant" de Pierre Chenal

Ce film est une curiosité, un ancêtre du film noir, première adaptation (en France !) d'un roman noir, Le facteur sonne toujours deux fois de James McCain. Il en préfigure les codes esthétiques. 

Frank, un vagabond suspect à la population, atterrit dans l'auberge du généreux mais rustique Nick Marino. L'épouse de celui-ci, Cora, qui s'en est lassée, devient sa maîtresse et le convainc d'assassiner l'hôtelier. Il lui obéit. Mais, elle meurt ensuite dans un tragique accident...


C'est malheureusement un film banal : une façon de filmer souvent plate, des jeux d'acteurs quelconques, une tension psychologique qui devrait être là et qui ne s'installe pas.
Heureusement, il y a du rythme, ce qui m'a évité de m'ennuyer.
Et il y a quelques curiosités.
Premièrement, c'est la première adaptation de Le facteur sonne toujours deux fois. Le film est français et date de 1939. Et il adopte des codes esthétiques qui seront ceux du film noir : une photographie très sombre et des plans obliques. On peut donc y voir un ancêtre des films noirs américains !
Deuxièmement, plus anecdotique : la présence d'un personnage de riche femme avec un bébé fauve, rappelant curieusement L'Impossible Monsieur Bébé (1938). Une allusion, ou alors une mode des femmes avec un félin ?

21 mars 2020

"Arabesques" de Germaine Dulac

 

Germaine Dulac était à la recherche d'un cinéma exploitant complètement les possibilités esthétiques de cette technique encore muette et en noir et blanc, et non simplement celles de la photographie, du théâtre ou du roman, ce qu'elle appelait "cinéma pur". Elle participait activement aux essais artistiques des cinéastes des groupes impressionnistes et avant-garde, échangeant, collaborant et écrivant sur cet art si jeune.

Ce très court-film est une merveille de film expérimental. Germaine Dulac teste. Certaines expérimentations visuelles peuvent être franchement hideuses et inabouties, admettons-le, c'est ce qui pousse de nombreuses personnes à fuir le cinéma expérimental. Mais ici, c'est une réussite dans tout ce qui fait le cinéma : l'image, la lumière, le montage. La réaliste recherche de nombreux effets de lumière, de miroitement, d'éclairs, et c'est beau, dans un montage qui rythme et sublime le tout.

La réalisatrice a fait d'autres expérimentations sur ces motifs abstraits si proches du train et du bateau : Thèmes et variations et Disque 957. La réalisatrice est décédée en 1942, ses oeuvres sont donc dans le domaine public. 

Publicité
Publicité
27 février 2020

"Faubourg Montmartre" de Raymond Bernard

 

faubourg-montmartre

 

Un film surprenant, un pastiche du cinéma allemand, montrant son influence sur les réalisateurs français. Dans les années 30, deux soeurs, petites employées, livrées à elles-mêmes, veulent se divertir. Mais les lieux de divertissement s’avèrent aussi des lieux de débauche. Elles se retrouvent malgré elles entraînées dans une spirale de délinquance et de déchéance.

Ce film est en réalité un hommage. Le rue Faubourg de Montmartre est filmée, dans les plans d’ouverture et de fermeture, comme l’Avenue de Broadway avec les enseignes lumineuses de ses salles de spectacle qui clignotent et tourbillonnent. On y trouve aussi des moment musicaux. Mais le modèle est surtout le *Strassen Film* :
1) par le thème : des gens de la classe moyenne qui veulent s’encanailler pour sortir de leur ennui et qui se retrouvent entraînés dans de graves problèmes.
2) par l’esthétique, parfois copiée au plan près : une image très exposée, pâle et lumineuse, des plans sur les visages effarés des héroïnes, légèrement en plongée, un léger travelling avant puis un plan rapproché.
Il y a aussi un hommage à d’autres films allemands, la dernière partie du film se déroulant dans un village, avec des scènes de harcèlement par la foule.

C’est la première fois que je vois un décalque aussi transparent. Le film n’est pas génial, ni original du coup, mais il offre une jolie variation. L’image est vraiment belle. Et il y a aussi un traitement réaliste, avec une belle description de la vie Faubourg Montmartre. J’ai trouvé les personnages féminins assez originaux, il me semble que l’on voit peu ces petites employées, célibataires autonomes, dans les films des années 30, et la description de leur quotidien est du coup intéressante.

C’est donc un film intéressant et agréable à regarder. Il est disponible en VOD et en DVD.

15 février 2020

Vie et mort du cinéma d'atmosphère

A côté d'une réflexion théorique sur l'atmosphère (ou encore "ambiance" ou "climat"), l'expression "film d'atmosphère" connut une belle postérité sur le marché. A tel point que déjà en 1933, Pierre-Henry Proust fustige dans un article, dont le titre laisse poindre l'agacement, "Toujours l'atmosphère", à la fois l'opportunisme des exploitants de salle qui utilisent le terme pour attirer le chaland, et la paresse des réalisateurs qui s'en servent comme paravent pour dissimuler l'absence de scénario (néanmoins, l'article continue avec une réflexion sur ce que devrait vraiment être l'atmosphère). Cela n'empêche pas qu'en 1939, il soit une des grandes tendances annoncées, dans une catégorie le regroupant avec les études de moeurs et les comédies dramatiques.

On peut se demander alors pourquoi la catégorie disparaît après, bien qu'il existe encore des films en ayant les caractéristiques. Bien entendu, dans la mesure où personne n'a dit "Nous arrêtons de faire des films d'atmosphère ou de les appeler ainsi", cela reste des hypothèses.

Premièrement, les films appelés ainsi sont devenus de plus en plus sombres. Alors que nombre de films pittoresques basés sur des clichés locaux pouvaient prétendre à ce titre jusqu'au milieu des années 30, ils ont été rattrapés par les films policiers et les drames. L'esthétique de ces films a fait de même, passant des extérieurs ensoleillés de Baroncelli à des clairs-obscurs expressionnistes. Le public recherchait peut-être quelque chose de plus léger pendant puis au sortir de la guerre. En tout cas, pendant la Seconde Guerre mondiale, la censure interdisait les films démoralisants, et c'est une flopée de films dispensables et écervelés que diffusaient (en majorité, il y eut des exceptions fameuses comme Le Corbeau) non seulement La Continental, dont c'était la mission, mais aussi les autres studios de production. 

Deuxièmement, le genre faisait l'objet de critiques dès le début. Principalement, même ses plus grands zélateurs reconnaissaient l'inconsistance des scénarios. Ensuite, alors qu'il tablait sur son point fort, le décor, beaucoup reprochaient à des films ratés la médiocrité des paysages naturels choisis ou la platitude de la photographie. L'autre point fort, la finesse psychologique, n'était pas forcément au rendez-vous, avec des films emplis de personnages sommaires ou au comportement incohérent. Puis, même si cet aspect était réussi, on reprochait aussi à ces films, surtout avant la guerre, d'être malsains et démoralisants. Enfin, critiques et public ne goûtaient pas forcément à l'esthétique expressionniste, plus présente vers la fin de la période. En tout cas, certains jugeaient qu'elle était trop appuyée, et souhaitaient qu'elle soit balancée par une lumière plus réaliste pour les extérieurs-jours. 

Ces deux dernières remarques étaient souvent mâtinées de xénophobie et d'antisémitisme. François Vinneuil, certes bien identifié pour ses positions nationalistes et antisémites, parle souvent d'esthétique trop allemande et pas assez française, et l'impute aux réalisateurs ou aux techniciens juifs travaillant avec les studios français. Mais il n'est pas le seul (Alastair Philipps en relève plusieurs dans City of Darkness, City of Light : Emigré filmmakers in Paris 1929-1939). Peut-être que ces relents, devenus inadmissibles après la guerre, l'appellation définitivement entachée é été abandonnée.

10 février 2020

"Au-delà des grilles" de René Clément

Une curiosité car le film mêle réalisme poétique, film de truands et néo-réalisme italien. Le film se passe en Italie, c'est une co-production.

Un homme qui a tué sa compagne a fui à fond de cale vers Gênes. Mais il n'attend plus rien de la vie et compte se rendre à la police. Pourtant, il rencontre une serveuse avec qui il noue une relation...
Ce film sonne étonnamment creux et faux dès le début. Le résumé que je viens de faire semble peut-être cohérent, mais le comportement du héros est illogique. Et à vrai dire, le projet du réalisateur le paraît aussi. On dirait qu'il hésite entre réalisme poétique (très tardif du coup, en 1949), film de gangster et néo-réalisme. Et l'alliage ne prend pas...
Dès le début, Gabin tonitrue, comme lui et d'autres le feront plus tard dans ces films de truands peuplés de vieux briscards, parfois parodiques. Il est désagréable avec tout le monde. Il veut se dénoncer à la police. Mais alors, pourquoi a-t-il fui? Ensuite, il part à la recherche d'un dentiste. Cette quête m'a paru incongrue et grotesque. Il a été trompé, ses billets de banque sont faux. Ce désespoir, cette solitude, ce sort qui s'acharne rappellent le réalisme poétique, mais ils sont plaqués maladroitement comme des figures imposées.
On trouve aussi des éléments du néo-réalisme italien, Gênes en ruine à cause des bombardements. C'est très bien filmé, avec une belle lumière, et des plans très réussis, notamment sur les escaliers. Par contre, les installations portuaires sont très peu filmées.

Les deux actrices, Isa Miranda (la serveuse) et Vera Talchi (sa fille), sont très bonnes. La deuxième est même excellente, dans un rôle ambivalent très intéressant. Ces emprunts à ce courant sont surprenants et originaux (mais je connais mal les apports du cinéma italien au cinéma français et les coproductions franco-italiennes de l'époque, si ça se trouve, c'était chose banale).
Mais décidément rien ne tient, le réalisateur n'a pas intégré les éléments disparates qui lui tenaient sûrement à coeur et n'a pas trouvé sa propre voie.

 

Le film est disponible en VOD et DVD.

19 janvier 2020

"Fièvre" de Louis Delluc

 

974px-Fièvre_(1921)

 

C'est un des premiers films qualifiés de "film d'atmosphère". Et Louis Delluc fut un des théoriciens de cette notion. C'en est même la quintessence : puisque le réalisateur tente d'exprimer par l'esthétique le désordre psychologique, la "fièvre". Ici, nous sommes même face à "l'atmosphère maritime", la vie dans les bars à matelots et les ravages qu'elle provoque.

Une évocation esthétique particulièrement moderne de la fièvre, en tout cas pour moi qui connais mal le cinéma des origines. Le film ne m’a certes pas accrochée car je suis probablement trop éloignée du public de l’époque. Pourtant, je conçois qu’il est d’une grande modernité. Il y a des recherches esthétiques particulièrement novatrices et bien trouvées.

 

Certes, l'histoire est hautement cliché. On prêtait alors à l’époque au milieu portuaire un effet délétère sur la psychologie. Ca se passe dans un bar à matelots avec des marins et des prostituées. Ils échangent des regards lourds de sens et de concupiscence. Une bagarre éclate, l'un d'eux meurt.C’est la fameuse “fièvre”, et même “la boue” (choix initial de Delluc, refusé par la censure) du titre. Mais le réalisateur la rend avec une audace morale et esthétique particulière.

Ce n’est pas l’histoire qui est moderne. Bien au contraire, le film brode sur le lieu commun des bas-fonds portuaires, cher aux romans maritimes de l’époque. Le film est rempli de marins et de prostituées qui se jettent des regards libidineux trop appuyés, et par-dessus le marché soulignés par leur maquillage charbonneux et des gros plans répétitifs. En plus, les scènes sont sur-exposées à la lumière, ce qui fait une image peu agréable.
Mais, première chose surprenante, l'évidence du désir, et surtout une grande violence. La scène de la bagarre mortelle m’a même choquée!
Deuxièmement, la construction du récit est très audacieuse, avec des flashbacks et des scènes revues selon plusieurs plusieurs protagonistes. Il y a un retour en arrière aux trois quarts du film où l’on revoit certains plans sous un autre angle, avec un autre montage; le passé de certains personnages, en d’autres lieux (alors qu’il y a une unité de lieu), est intercalé dans le récit.

Troisièmement, Delluc use d'effets cinématographiques pour rendre de manière brillante la “fièvre”, par une accélération de l’enchaînement de plans extrêmement variés, assortie à une accumulation des personnages et des détails. En contrepoint, il offre des vues relativement statiques sur les navires de Marseille, comme des respirations dans le film.

Bref, Louis Delluc rend une évocation particulièrement réussie de la “fièvre”, usant d’un langage cinématographique, à la fois visuel et narratif, extrêmement bien maîtrisé et complexe, malgré des maladresses clichetonneuses, pionnier pour son époque.

 

Vous pourrez voir cette oeuvre et d'autres dans le coffret Louis Delluc créé par la Cinémathèque de Bologne, avec des bonus vraiment instructifs. Ne regardez pas la version sur Youtube, il y manque les intertitres.

 

5 janvier 2020

La naissance du film d'atmosphère

En_Rade21.jpg (400×295)

 

En naviguant sur Calindex et sur Gallica (respectivement le temple sacré et le parc d'attraction du chercheur d'archives cinématographiques), je me suis rendu compte que dans les années 20 et 30, plusieurs articles de revues de cinéma traitent de l'atmosphère dans le cinéma. Certains parlent même de "films d'atmosphère" (109 résultats dans Gallica). Cette découverte vaut son pesant d'or, n'est-ce pas ? J'ai donc décidé d'y consacrer des billets.

Quel rapport avec le réalisme noir, les trains et les bâteaux?

Premièrement, nous sentons bien tous que ce qui prime dans ces films, c'est l'atmosphère. Deuxièmement, l'idée de milieu est très présente dans la notion de "film d'atmosphère". Il existe même un sous-genre, le "film d'atmosphère maritime", qui là nous concerne à 100%. Et même s'il n'existe pas de "film d'atmosphère ferroviaire" (à mon grand dam !), il existe celui de "film d'atmosphère populiste".

Troisièmement et finalement, nombre des films du corpus sont désignés par les critiques par cette expression, voire, dans des interviews, les cinéastes (au sens large), comme Duvivier ou Carco, revendiquent le terme.

 

Les premiers, bien entendu : la naissance du cinéma d'atmosphère

En 1925, Cinéa propose à ses lecteurs de voter pour les meilleurs films dans plusieurs genres, dont celui du film d'atmosphère. 

Le 1er janvier 2027, dans Cinéa, Edmond d'Epardaud qualifie La proie du vent de René Clair de "film d'atmosphère, tout en nuances, en grâce et en lumière". "Le réalisateur a ainsi transformé un roman d'aventures, L'Aventure amoureuse de Pierre Vignal, l'histoire originale, simple prétexte, celle d'un pilote d'avion qui atterrit dans le parc d'un château et tombe amoureux de la jeune châtelaine, en film d'atmosphère". Que veut dire le critique par là? 

C'est principalement un film qui a "des intentions psychologiques [et] techniques". Les acteurs y sont particulièrement choisis. Le décor et la photographie y sont particulièrement réussis, "composés, peints comme des tableaux", emplis de lumière et de subtilité, avec un choix de détails. Il applaudit le travail de Meerson (décorateur attitré de René Clair) et de Bruni. Et les autres aspects, narration et découpage, ne sont pas en reste. Pour lui, comme pour de nombreux critiques, maîtrise technique et finesse psychologique sont liées. C'est l'habileté et la grâce des éléments cinématographiques à montrer l'esprit des personnages qui en fait la réussite. 

Une critique de La Glu d'Henri Fescourt, dans le Cinéa du 15 mai 1927,  donne une définition très claire : "le paysage explique les êtres en raison d'une conformité native ou élective dont les moins instinctifs des hommes ne peuvent s'affranchir. La Glu pour cette raison est un vrai film d'atmosphère". Le critique parle aussi de l' "âme du paysage". Le film appuie ce propos par une ouverture par des plans sur les paysages de la Bretagne, identifiée par le critique comme mélancolique, puis un parallélisme entre ceux-ci et la psychologie des héros. Il narre, à la suite du roman éponyme de Jean Richepin dont il est adapté, une passion violente qui détruit "un être simple" (en fait, une aventurière séduit un paysan breton et le trompe, le poussant au suicide). Le critique vante aussi l'excellence des acteurs à y incarner des émotions.

Un troisième article utilise très vite après, le 1er juin 1927, l'expression "film d'atmosphère" et il apporte d'autres éléments de définition du film d'atmosphère, s'avérant même relativement complet. Il s'agit d'une revue des films d'une société de diffusion,“La Super-film présente” (p. 27-28)  Le critique, Robert Trévise, est élogieux sur En rade de Cavalcanti, le meilleur de la sélection selon lui, parlant d' “un très beau film d’atmosphère”.

Il se dispense d'en faire un résumé: mais je vous en fais part ici : on y découvre les rapports par deux êtres fragiles, une jeune serveuse de bar de marine malmenée par sa mère la tenancière et par les dockers qui fréquentent le bar, et le fils de la blanchisseuse qui rêve de partir. Un simple d'esprit s'en mêle, fasciné par la jeune fille et les bateaux en partance.

L'auteur vante l'originalité du film, apparemment décrié par la critique et le public. On lui reproche, apparemment, la minceur de son scénario. Selon lui, c'est un choix, il est "volontairement elliptique et synthétique", car ce n'est pas là que réside l'intérêt. Le public français est habitué à des bandes policières françaises en série, aux scénarios fournis en rebondissements. En rade ressemble plus à un film américain ou allemand (mais il n'en cite aucun). Or, nous verrons plus tard que la provenance étrangère de techniciens sur des films postérieurs est souvent mise en avant. Robert Trévise met d'abord en avant la peinture du milieu social des personnages, faite selon lui avec "concision" et "vigueur", le comparant avec Fièvre de Louis Delluc, le fondateur de la revue. Dans les deux cas, nous sommes dans un bar du port. Il y règne personnages hauts en couleur et ambiance chaotique, voire délétère. D'ailleurs, Louis Delluc souhaitait appeler son film La Boue. Cela constitue "un milieu", terme qui revient dans beaucoup d'articles ultérieurs traitant d'atmosphère. On peut y deviner une représentation typique des marins, voire un déterminisme du milieu (qui dépasse, nous le verrons, celui de la classe sociale). En rade est un film disparu. Par contre, il est possible de voir Fièvre. Et Delluc s'y emploie à déployer un vocabulaire cinématographique exprimant cette "Fièvre" avec "concision" et "vigueur", jouant de l'accumulation ( de personnages, de d'accessoires, de détails...) dans des plans réunis par un montage rythmé qui s'accélère. Il doit en être de même dans En rade...

 

La qualité principale d'En rade est proprement visuelle, c'est celle de "l'analyse des images". Rien que les heures en 2006 était déjà un "petit chef d'oeuvre visuel", mais ici la technique s'est améliorée. Et cette composition des images est au service de la psychologie des personnages. Ceux-ci sont très bien desservis par le jeu des acteurs, vantés dans l'article. Et on trouve parmi eux une artiste réaliste, Catherine Hessling (future muse de Jean Renoir).

 

Bien que relativement synthétique, cette critique contient en germe les différents aspects du film d'atmosphère :

- le choix d'un milieu populaire, et même souvent portuaire

- la place du déterminisme, de l'effet du milieu sur la psychologie

- la place centrale de l'esthétique cinématographique (et l'influence de l'Allemagne) au détriment du scénario

- la place des personnages et du jeu des acteurs.

Ici, nous avons parlé de l'expression "film d'atmosphère". Bien entendu, le terme "atmosphère" est employé encore plus souvent. Et il est à noter que coexistent ceux de "climat" et d' "ambiance".

 

 

 

Publicité
Publicité
1 2 3 > >>
Polaire Ferroviaire
Publicité
Archives
Qui suis-je ?
Je suis Polaire Ferroviaire. J'aime les trucs qui tournent, les engrenages et les barres métalliques, donc j'aime les véhicules anciens. J'aime les trucs qui tournent, les manivelles et les pellicules, donc j'aime le cinéma. Je me concentre maintenant sur le réalisme poétique, après avoir fait d'autres trouvailles (je renonce avec douleur au film de course-poursuite !) Dans la vraie vie, je cherche des documents, et même que j'en trouve et que j'en fabrique d'autres avec ! Ce qui me permet de dénicher de belles pièces...Pour le reste, mes analyses valent ce qu'elles valent, en espérant qu'elles vous plaisent...

Si vous sous souhaitez utiliser mes trouvailles, vous pouvez, sous licence Creative Commons BY.

Bonne lecture !
Publicité